Michelle Geerardyn passe le flambeau – interview croisée
« Ma mission de photographe attitrée de l’AB est aujourd’hui terminée, d’où une certaine tristesse. Je suis en revanche très heureuse de vous présenter Daria Miasoedova, la photographe pleine d’enthousiasme qui va reprendre le flambeau. Arrivée en novembre dernier, Daria n’a fait qu’effleurer chez nous l’univers de la photographie de concert. Elle a pourtant déjà montré toute l’étendue et la mesure de son incroyable talent. C’est donc avec beaucoup de fierté et en toute confiance que nous lui confions le rôle de photographe de l’AB. Son œil aiguisé nous a convaincus » (Michelle Geerardyn)
Michelle: Quel a été jusqu’à présent le rôle de la musique dans ta vie ?
Daria: Je pense que la musique a vraiment façonné ma vie. Je me suis intéressée très tôt à la musique. J’ai grandi en Russie, dans une ville de province pas vraiment tournée vers la culture. J’ai donc fait ma propre éducation musicale, avec tout ce que je parvenais à me procurer : des encyclopédies musicales, des cassettes pirates, des magazines et des CD que mes amis moscovites m’envoyaient par la poste.
A 16 ans, j’ai enfin eu une connexion internet et j’ai commencé à passer le plus clair de mon temps sur des forums de musque et le site last.fm ; c’est même carrément devenu une obsession. J’y ai fait de super rencontres virtuelles – des gens formidables qui avaient les mêmes goûts musicaux que moi. A l’époque, on n’imaginait même pas en rêve d’aller voir un concert d’un de ces groupes dont on était dingues. Pourtant, c’est ce rêve qui m’a donné envie de partir pour la capitale. Je me suis alors installée à Moscou – une ville vraiment formidable à cette époque où la censure n’avait pas encore fait son grand retour – un vent de liberté soufflait sur la capitale, la culture alternative était en plein essor. Tout semblait encore possible. En 2015, les choses avaient déjà bien changé. J’ai alors quitté la Russie pour l’Europe, afin de pouvoir continuer à explorer l’univers de la musique. Inutile de vous dire à quel point j’ai été choquée, positivement, de voir le nombre de concerts et de spectacles proposés ! Si j’en avais la possibilité, je pense bien que j’irais voir un concert presque tous les jours. Travailler comme photographe à l’AB me permet de faire de ce rêve une réalité.
Daria: Quel était ton rapport à la musique et à la photographie avant d’arriver à l’AB ?
Daria: Qu’est-ce que cette période à l’AB, en tant que photographe, t’a apporté sur le plan personnel ?
Michelle: La musique était déjà pour moi une véritable obsession avant même d’arriver à l’AB. Depuis mes 15 ans, je crois bien ne pas avoir passé une seule journée sans écouter de la musique. La musique m’a toujours accompagnée, du lever au coucher. J’étais celle qui essayait de convaincre toute la bande d’amis d’aller voir un concert. Mais en fin de compte, la musique est devenue une aventure que j’ai vécue plus en solo jusqu’à ce que je me mette à écrire pour Indiestyle. Mon réseau – des gens aussi fous de musique que moi – s’est élargi de manière phénoménale et j’ai eu comme l’impression d’être enfin entourée des miens. Je me suis acheté mon premier appareil photo à l’époque où j’ai commencé à écrire pour ce site web. Les mots et les textes ont progressivement été remplacés par des photos, toujours plus de photos. Je n’avais jamais étudié la photographie et je ne pouvais donc rêver de meilleur « terrain d’apprentissage » : sortir, apprendre la photo en allant à des concerts, et le tout avec une bonne dose de liberté.
Ce que j’ai surtout retiré de cette expérience, c’est un immense réseau de personnes adorables travaillant dans le secteur de la musique et davantage de confiance en moi. Pendant toutes ces années, j’ai eu la chance de rencontrer des personnes vraiment très chouettes. Certaines sont devenus des amis proches et je remercie la vie de les avoir mises sur mon chemin. J’ai aussi appris à me faire confiance en tant que photographe et je fais également plus confiance à la vie, d’une manière générale. Je suis extrêmement critique par rapport à mon travail et j’ai eu la chance de m’améliorer et d’arriver à quelque chose dont je suis fière. Récemment encore, je me suis dit que j’avais eu énormément de chance. Un concert dégage vraiment une énergie formidable. Je m’étonne encore toujours de parvenir à capturer l’énergie phénoménale de toutes ces personnes : l’artiste, les gens qui nettoient la salle, ceux qui vendent les tickets et mettent l’événement en ligne. J’ai vraiment l’impression d’être quelqu’un d’incroyablement privilégié.
Michelle : Supposons qu’on te confie la programmation de l’AB le temps d’un week-end. Qui mettrais-tu à l’affiche ?
Daria: J’avoue que j’aime assez la musique sombre. Du coup, j’aimerais mettre à l’affiche Iosonouncane, les Swans, qui ont toujours été mon groupe préféré, Yves Tumor, Boy Harsher, Death Grips… Je laisserais aussi de la place à l’électro expérimentale – Holly Herndon, Matmos, Andy Stott, Kelly Lee Owens. Et puis on terminerait par une soirée dance électro indie, un peu arabisante, avec des groupes comme Taxi Kebab, Acid Arab, Cheb Runner…
Enfin, et je pense que personne autour de moi ne me contredira, il faut reprogrammer IDLES de toute urgence vu ce qu’ils ont balancé lors de leur dernier concert. Mais attendons quand même d’avoir récupéré de ce moment de folie !
Michelle : Qu’espères-tu exactement de ta résidence à l’AB ?
Daria : Une scène, un espace de développement, un espace d’exploration. Chaque concert que j’ai eu la chance de photographier à l’AB a été pour moi comme un petit condensé de la vie, en une seule soirée. Oui, l’année qui arrive s’annonce définitivement très spéciale !
Daria : Parmi tous les concerts que tu as pu photographier à l’AB, quels sont ceux qui ont le plus compté pour toi ? En quoi et pourquoi ?
Michelle : Mon premier concert en tant que nouvelle photographe attitrée a été celui de Little Simz. J’étais un peu comme dans un rêve car c’est une de mes artistes favorites. En plus, cela n’avait pas encore été annoncé officiellement. Le côté confidentiel et secret de la soirée a incontestablement ajouté quelque chose. Il y a aussi toute cette série de concerts, juste avant l’arrivée du COVID, qui ont vraiment marqué une étape pour moi, car c’est à cette époque que j’ai vraiment trouvé ma zone de confort ainsi que ma propre identité visuelle ; j’ai aussi commencé à me faire confiance professionnellement. Les photos que j’ai prises pendant les concerts de King Krule et Big Thief ont été ici une étape importante. Pendant le confinement, chaque « concert » était en soi un événement spécial. Le rythme était différent, il n’y avait pas de foule, j’avais plus de temps pour créer du lien avec les artistes. Cela m’a permis de me rendre compte qu’un rythme plus lent me convient. Le concert de la période de confinement que j’ai le plus apprécié est celui de Casper Klausen. Il avait installé un écran vert et cherchait vraiment à interagir avec les spectateurs qui étaient chez eux. Ce fut pour moi une étonnante expérience car mes photos ne ressemblaient en rien avec ce que les gens voyaient chez eux : ils avaient droit à un Casper en train de chiller et pique-niquer le long d’une coulée de lave, et moi, j’ai photographié un « simple type » en costume cintré vert sur fond vert. Le dernier concert que j’ai shooté, c’est celui de Warpaint. C’est le groupe qui m’a le plus influencée dans la vie. Ils ont changé l’image que j’avais de la femme dans l’industrie de la musique. Ils m’ont aidée à réaliser que je pouvais m’y faire une place. Couvrir leur concert en tant que photographe attitrée de l’AB a été tout simplement une expérience grandiose. J’ai eu la chance de les rencontrer et de faire des photos dont je suis très fière, donc, oui, c’est assurément un des plus beaux moments de ma vie.
Michelle: N’aurais-tu pas envie de revisiter la photographie de concert, de l’une ou l’autre façon ?
Daria: Je remettrais volontiers en question le caractère exclusivement documentaire de la photographie de concert. Je puise surtout mon inspiration chez des photographes qui ont trouvé leur propre identité et qui créent quelque chose d’unique. C’est cette voie que je veux suivre.
Michelle: La photographie de concert, c’est vraiment ton truc, mais d’une manière générale, à quand remonte ton intérêt pour la photographie ?
Daria: Rétrospectivement, je me dis qu’avoir commencé la photo avec un iPod était prémonitoire. J’allais forcément atterrir dans un photo pit… Cela dit, je ne recommanderais par cet appareil !
J’ai commencé à m’intéresser plus sérieusement à la photographie pendant mes premières années à l’université, en pratiquant la photo en véritable autodidacte et en allant voir des expos de photos à Moscou. En 2016, j’ai travaillé comme stagiaire au département éducation du festival de photographie « Les Rencontres d'Arles ». Cette expérience a vraiment élargi mes horizons visuels. La période du COVID-19 a aussi été un tournant, clairement. C’est à ce moment que j’ai commencé à m’intéresser à la photographie sous-exposée et à jouer avec des filtres de gel de couleur sur le flash… Comme vous le voyez, l’ambiance des concerts m’a terriblement manqué !
Michelle : Comment envisages-tu ton rôle de photographe de concert dans cet univers de la musique live ?
Daria: D’une certaine façon, les photographes de concert sont des gens vraiment privilégiés car c’est eux qui ont droit au meilleur : nous arrivons sur place quand tous les préparatifs sont terminés et nous faisons ce que nous aimons le plus : écouter de la musique live en concert et faire des photos ! D’un autre côté, il faut savoir que c’est une immense responsabilité de capturer toute la magie créée par les artistes et les gens en coulisses.
Michelle : Je connaissais déjà ton travail puisque tu as assisté à mon atelier, au Trix. Qu’est-ce qui t’a donné envie de suivre cet atelier ?
Daria : Quand j’ai vu l’invitation pour des ateliers au Trix, j’avais déjà fait quelques séances de photos de concert durant ma première résidence à Het Bos, à Anvers. La photo de concert m’obsédait réellement. Malheureusement, malgré tout le contenu YouTube indigeste que je m’étais enfilé, je restais sur ma faim, avec plus de questions que de réponses. Et donc, quand j’ai vu cet atelier à l’affiche du programme du Trix, j’ai cliqué dans la seconde pour m’y inscrire. J’étais extrêmement impatiente de suivre un atelier donné par une autre femme photographe – et tes photos m’ont vraiment inspirée et fascinée. M’inscrire à cet atelier est sans doute la meilleure décision que j’ai prise !
Daria : Comment vois-tu la suite ? Des projets pour le futur ?
Michelle: Pour l’instant, j’essaie de découvrir comment m’exprimer visuellement en-dehors de la photographie de concert. J’ai eu la chance de participer à un projet Breedbeeld avec neuf autres photographes qui comptent monter une expo collective au printemps prochain. Je suis donc impatiente de découvrir et d’expérimenter d’autres approches.
Merci Canon Belgium!